Étudier les colonisations européennes et l’esclavage des Noirs dans la Caraïbe : le rôle de QuiMedia

Dr Jean Fritzner Etienne

A partir du XVe siècle, les Européens, en particulier, les Espagnols et les Portugais, entreprennent la conquête du monde. L’une de leurs préoccupations majeures, prétendent-ils, consistaient en leur désir d’apporter aux populations dites païennes, la foi catholique, la “vraie foi”, et d’étendre ainsi les frontières de la chrétienté. Dès le début du XVe siècle, l’expansion européenne commence sur la côte atlantique de l’Afrique.

En 1492, Christophe Colomb, un Génois au service de la couronne espagnole débarque à Ayiti, île des Grandes Antilles partagée actuellement par la République d’Haiti et la République dominicaine.  Les habitants de l’île seront décimés, à cause des guerres sanglantes qu’elles ont dû soutenir contre les envahisseurs, des maladies importées dans l’île par ces derniers, de la faim et des travaux forcés dans les mines. Ils seront remplacés par des Noirs importés de l’Afrique dans le cadre du système de la traite négrière.

La conquête du continent américain sera suivie bien vite de l’exploitation outrancière de ses ressources minières par les Espagnols et les Portugais. Mais les autres puissances européennes, comme l’Angleterre, la France, les Pays-Bas notamment, ne laisseront pas à ces deux États de la péninsule Ibérique le loisir de profiter seuls et paisiblement des richesses immenses du continent. Elles se lanceront bientôt à la conquête de la chasse-gardée hispano-portugaise, ce qui leur a permis de s’implanter dans différentes régions de l’Amérique, au grand dam de l’Espagne et du Portugal.

Ainsi, la France va-t-elle faire main basse sur une grande partie des îles de la Caraïbe dont Haïti, qui deviendra le joyau de son empire colonial, à cause de la prospérité étonnante de cette colonie, prospérité qui trouve sa source dans l’agro-industrie sucrière et l’exploitation de la force de travail de plus de 500 000 esclaves, ravalés au rang de bêtes de somme. Au terme de treize années de guerre (1791-1804), ces derniers ont fini par secouer le joug de l’esclavage et donner naissance, le 1er janvier 1804, à un État indépendant, Haïti, après y avoir chassé leurs oppresseurs.

Si Haïti réussit à arracher en 1804 son indépendance à la France, tout en proclamant la liberté comme principe sacré des nouveaux rapports sociaux, les autres îles de l’arc antillais continuent d’être assujetties à la domination multiforme de l’Europe et à l’esclavage.

Au cours des trois dernières décennies, les recherches sur la colonisation, l’esclavage, la traite et leurs abolitions ont connu des progrès notables. L’historiographie a progressé d’une tendance apologétique, qui a régné jusqu’aux années 1950-1960, à une perspective plus critique, basée sur une relecture des sources, marquant, selon les termes de Nelly Schmidt, « une rupture avec la canalisation de la mémoire » (Nelly SCHMIDT, Esclavage et abolitions, colonies françaises, recherche et transmission des connaissances, Volume Collectif, La Route de l’Esclave, Unesco, s.d.)[1]

Sur le plan mémoriel, les trente dernières années sont marquées par une flambée d’initiatives visant à porter les gens à prendre conscience de l’importance des colonisations européennes, de la traite et de l’esclavage dans la configuration politique, économique, sociale et culturelle des sociétés actuelles.

Dès 1993, l’UNESCO a adopté, sur proposition d’Haïti et de quelques pays africains, le projet « La Route de l’Esclave » qui fut lancé le 1er septembre 1994 à Ouidah au Bénin. Trois grands objectifs ont été fixés : 1) Briser le silence sur la tragédie de la traite négrière et de l’esclavage en contribuant à une meilleure compréhension de ses causes profondes, de ses enjeux et de ses modalités d’opération par des travaux scientifiques pluridisciplinaires ; 2) Mettre en lumière, de manière objective, ses conséquences sur les sociétés modernes, notamment les transformations globales et les interactions culturelles entre les peuples que cette tragédie a pu générer ; 3) Contribuer à la culture de la paix et à la coexistence pacifique entre les peuples en favorisant notamment la réflexion sur le pluralisme culturel, la construction de nouvelles identités et citoyennetés et sur le dialogue interculturel.

Selon l’UNESCO, ce projet a permis une prise de conscience internationale de l’importance de la question, de sorte que de nombreux pays « ont non seulement proclamé des journées du souvenir, reconnu la contribution des personnes d’ascendance africaine mais aussi mis en place des politiques publiques pour lutter contre les discriminations héritées de ce passé »[2]

En 1998, la Conférence générale de l’UNESCO proclame le 23 août Journée internationale du souvenir de la traite négrière et de son abolition, laquelle est célébrée dans la plupart des États membres de l’Organisation. En 2001, la Conférence mondiale de l’ONU contre le racisme, la discrimination raciale, la Xénophobie et l’intolérance, tenue à Durban, reconnaît la traite et l’esclavage comme crimes contre l’humanité. C’est aussi le cas pour le Parlement français qui a adopté le 21 mai 2001 la loi Taubira comportant le même principe de la reconnaissance de la traite et de l’esclavage comme crimes contre l’humanité.

Dès décembre 2000, la Charte des Droits fondamentaux de l’Union européenne avait interdit l’esclavage, le travail forcé et la traite des êtres humains. Ce fut, par la suite, le tour de l’Assemblée générale des Nations Unies de rendre hommage à la révolution haïtienne en proclamant l’année 2004 Année internationale de commémoration de la lutte contre l’esclavage et de son abolition. Durant cette année, le Projet Route de l’esclave a décerné le prix UNESCO-Toussaint Louverture à Aimé Césaire et Abdias do Nascimento, deux « figures emblématiques de la lutte contre les séquelles de l’esclavage ».

En 2006, l’Assemblée générale des Nations Unies déclare le 25 mars 2007 Journée internationale de célébration du bicentenaire de l’abolition de la traite transatlantique des esclaves. Le 17 décembre 2007, elle déclare le 25 mars Journée internationale de commémoration des victimes de l’esclavage et de la traite transatlantique des esclaves, à partir de 2008, en appoint à la Journée internationale du souvenir de la traite négrière et de son abolition, instituée par l’UNESCO. La même année 2007, les États membres de la communauté des Caraïbes ont pris l’initiative d’ériger un Mémorial permanent en souvenir des victimes de l’esclavage et de la traite transatlantique des esclaves, dans l’enceinte de l’Organisation des Nations Unies. Ce mémorial est « destiné à témoigner de la tragédie et à faire prendre conscience des séquelles de l’esclavage et de la traite transatlantique des esclaves »[3].

En 2013, l’Organisation des Nations Unies proclame la période 2015-2024 Décennie internationale pour les personnes d’ascendance africaine.

Dans le cadre du projet La Route de l’esclave, le gouvernement haïtien a pris, le 2 décembre 1997, un décret créant le Comité National Route de l’esclave qui avait pour missions, entre autres, de : 1) diffuser des informations sur la Route de l’Esclave ; 2) promouvoir des activités relatives à la mémoire de la traite, de l’esclavage et de leur abolition ; 3) favoriser dans le pays la création de banques de données sur ces faits historiques ; 4) encourager les recherches historiques, archéologiques et linguistiques appropriées ; 5) stimuler la création et le développement de musées et expositions pour raviver la mémoire de la traite, de l’esclavage et de leur abolition.

Une table ronde internationale sur l’insurrection des esclaves du 22-23 aout 1791 a été organisée à Port-au-Prince du 8 au 10 décembre 1997 et les actes ont été publiés en 2000, chez Karthala. En 2006, un colloque sur la Genèse de l’État haïtien 1801-1859 a été organisé à Port-au-Prince et, en 2009, un colloque international sur les religions afro-américaines et la mémoire de l’esclavage.

Ce projet a donné lieux à plusieurs publications scientifiques, dont : L’insurrection générale des esclaves de Saint-Domingue le 23 aout 1791 (Paris : Karthala, 2000) ; Les habitations sucrières coloniales, par Michel Philippe Lerebours (Port-au-Prince, 1999) ; Genèse de l’État haïtien 1801-1859 (Paris : Maison des sciences de l’Homme, 2009, réédité par les  Presses nationales d’Haïti, sous la direction de Michel Hector et de Laënnec Hurbon) ; Dictionnaire historique de la révolution haïtienne, sous la direction de Claude Moise (Montréal : CIDIHCA, 2014) ; Numéro spécial sur la révolution haïtienne dans la revue franco-haïtienne (2004).

Un bilan à jour, en termes d’activités de recherche liées à ce projet, serait très utile. Il faut déplorer, me semble-t-il, un manque d’attention à la formation qui pourrait favoriser la constitution d’un noyau de chercheurs haïtiens spécialistes de la colonisation et de l’esclavage

C’est dans cette dynamique que se situent certaines initiatives de chercheurs caribéens, comme la création du master Histoire des colonisations européennes et de l’esclavage aux Amériques, à l’Institut des Hautes Études Caribéennes (IHEC), ainsi que le projet de mise en ligne par QuiMedia d’un ensemble de fonds d’archives sur la colonisation et l’esclavage aux Amériques.

[1]Nelly Schmidt, Esclavage et abolitions, colonies françaises, recherche et transmission des connaissances, Volume Collectif, La Route de l’Esclave, Unesco, s.d.

[2] UNESCO, La Route de l’esclave : 1994-2014. Le chemin parcouru. P. 2

[3] Résolution 62/122

Jean Fritzner Etienne